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Taylor brandit les poings et leva les pouces en signe de victoire.
— Bien joué, Marcus. Allons dans la salle de réunion regarder tout ça. Giselle Saint-Clair... C'est marrant, ça me...
Il lui suffit de prononcer le nom à voix haute pour avoir un déclic. Elle poussa un énorme soupir.
— Merde... Marcus, tu ferais mieux d'appeler Price.
— Pourquoi ? C'est qui, cette Giselle ?
— Appelle Price. Je t'expliquerai.
Marcus s'éloigna et Taylor se tourna vers John.
— Tu sais qui c'est ? demanda-t-elle.
— La fille de quelqu'un d'important, non?
— Dans un sens. Sa mère, c'est Renée Saint-Clair. Je savais bien qu'il y avait un truc qui me tracassait... A part les cheveux bruns, c'est Renée tout craché. Bon sang, elle ne doit pas avoir plus de...
Taylor tenta de calculer. Cela ne la rajeunissait pas.
— Elle ne peut pas avoir beaucoup plus de quinze ans. Elle fait plus mûre que son âge. Ce n'est pas bon, tout ça, John. Renée et la presse vont nous tomber dessus à bras raccourcis. Merde, merde, merde !
Renée Saint-Clair était actrice. Depuis quelques années, elle ne décrochait plus tellement de premiers rôles, mais se cantonnait dans les personnages « hauts en couleur ». Elle était constamment invitée dans les talk-shows ; son comportement fantaisiste faisait d'elle une cible de choix pour les ragots en tous genres. Elle avait quitté Nashville des années auparavant, avait réussi quelques années à Hollywood, puis était partie vers d'autres horizons. Elle avait été mariée trois fois à deux hommes différents, et avait eu un enfant avec l'un d'eux, Taylor ne se rappelait plus lequel. Une petite fille aux longs cheveux noirs. Giselle.
Giselle grandissant, les paparazzi qui tournaient autour d'elle étaient devenus une source d'inquiétude constante pour Renée. Elle avait fini par envoyer sa fille unique vivre avec ses grands-parents, à Nashville, loin des feux de la scène. Giselle avait aussitôt été inscrite par ses grands-parents au lycée du Père Ryan, où sa mère avait fait ses études. Ils se disaient que cette excellente école catholique, ajoutée à l'amour sans mesure qu'ils portaient à leur petite-fille, suffirait à compenser les longues absences de Renée.
A l'école, Taylor et Renée avaient été brièvement amies. Elles ne s'étaient jamais vraiment fâchées, elles avaient simplement dérivé vers des bandes différentes. Renée était une actrice-née, toujours au centre de l'attention. Quand elle apprendrait que son unique enfant avait été assassinée par un tueur en série que son ancienne camarade de classe avait échoué à coincer, ça barderait.
Taylor s'appuya contre le mur en regrettant presque d'avoir refusé la proposition de Fitz. Dire qu'elle aurait pu passer les trois prochains jours à s'arracher les cheveux au sujet de sorbetières électriques et de serviettes de toilette brodées... Même s'ils avaient demandé à ne pas recevoir de cadeaux, les paquets s'accumulaient. Tous ces mots de remerciement à écrire... Cela lui faisait penser à sa mère. Kitty n'était pas disponible pour le mariage, Dieu merci. Evidemment, si elle apprenait que la fille de Renée Saint-Clair avait été tuée, elle rentrerait de Suisse en un battement de cils. Le contact avec une célébrité, même mineure, requinquait Kitty pendant des semaines, même si elle faisait semblant de les mépriser tous. Bon sang, sa mère était insupportable...
John s'adossa lui aussi au mur et entortilla les cheveux de Taylor autour de ses doigts.
— Evanson vient d'appeler. La requête a été officiellement approuvée. Mon équipe est à ta disposition. Comment veux-tu procéder?
— Voyons d'abord la réaction de Price.
Par la vitre de la salle de réunion, Marcus leur faisait signe. Taylor aspira une grande bouffée d'air avant d'entrer et de prendre place à la longue table. Le haut-parleur était activé.
— Alors, capitaine, dit-elle, c'est chouette, la Floride?
Le capitaine Mitchell Price prenait des vacances qui s'étaient fait longuement attendre. Du moins, il essayait d'en prendre. Ce coup de fil vers la Floride était de très mauvais augure pour lui. Il alla droit au but.
— Qu'est-ce qui ne va pas ? .
— Eh bien, notre tueur a zigouillé la fille de Renée Saint-Clair. A part ça, rien de spécial.
Taylor faillit se mettre à rire en entendant le grognement douloureux de son chef.
— Faut que je revienne, quoi.
— Pour l'instant, on gère, mais si Renée déboule en ville et qu'il y a des caméras dans les parages, on aura besoin d'une intervention du chef.
— Je viens d'avoir un coup de fil de Quantico. Baldwin est là?
— Il est à côté de moi. Je lui ai demandé de travailler sur l'affaire ce matin, et la requête vient d'être officiellement approuvée. On a deux nouveaux éléments dans le meurtre d'hier. D'abord, la substance blanche qu'on n'arrivait pas à identifier contient de l'encens et de la myrrhe. La deuxième chose, c'est que le tueur commence à s'emballer. Il a égorgé la dernière victime sur place, juste avant notre arrivée, et il a cerné la plaie sur son cou de rouge à lèvres.
A l'autre bout de la ligne, il y eut des jurons retentissants. Taylor s'imaginait parfaitement la moustache de son chef frétiller de rage, et cela lui rendait la conversation presque supportable.
Quand il eut fini de s'époumoner, il soupira.
— Je vais réserver un billet d'avion.
John tapota l'épaule de Taylor puis prit la parole.
— Pas la peine, Price. Je vous envoie notre avion privé.
— Merci, Baldwin. J'adore travailler avec le Bureau. Allez, on se voit ce soir, hein ? Vous vous occupez de prévenir la famille. Tu parles d'une façon de gâcher des vacances !
Il raccrocha. Taylor lança à John un regard lourd de sens. Il ne réagit pas.
— John, tu ne crois pas qu'on devrait...
— Non, non, non. On ne va pas annuler le mariage.
— On risque d'avoir mauvaise presse. Je vois ça d'ici : « Le lieutenant chargé de l'affaire Blanche-Neige est en lune de miel »...
— Qu'ils aillent se faire voir. On n'annule pas.
— D'accord, d'accord, dit Taylor en lui caressant le bras. C'était juste une proposition. Je vais appeler la police de Santa Barbara pour voir si un aumônier peut aller prévenir Renée. De ton côté, tu peux essayer d'envoyer le père Ross parler aux grands-parents ? On va devoir les interroger, de toute façon, au sujet des derniers jours de Giselle. Tu es de la partie, John. Prépare-toi à ce que ça barde sévère.
Réunis autour de la table de conférence, Taylor, Fitz, Marcus et Lincoln passaient en revue l'intégralité du dossier Blanche-Neige. Taylor avait retrouvé son appétit : il y avait des sandwichs de chez Panera, un traiteur à la mode, et du thé glacé aux fruits comme on n'en trouve que dans le sud des Etats-Unis. John avait renoncé à déjeuner pour aller réserver l'avion du FBI pour Price. Les quatre autres mangeaient comme des ogres, prenant des forces pour la longue journée qui les attendait. L'intensité de leur appétit et de leur concentration faisait presque vibrer l'air de la pièce.
Les dossiers des meurtres étaient ouverts sur la table entre les barquettes de nourriture. Quatre filles assassinées, chacune plus brutalement que la précédente. Un tueur longtemps resté inactif et subitement repassé à l'attaque...
Nashville n'avait pas connu beaucoup de tueurs en série. De temps à autre, des violeurs en série ou des meurtriers sanguinaires avaient défrayé la chronique. Mais jusqu'ici, la vaste série de meurtres commis par Blanche-Neige dans les années quatre-vingt était restée sans équivalent. La terreur, la manipulation psychologique, les atroces scènes de crimes — à tous ces égards, Blanche-Neige constituait ce que la ville avait vu de pire. A l'époque, dix filles avaient été tuées. A présent, il y avait quatre nouvelles victimes. Sans doute pas assassinées par le tueur d'origine, mais par quelqu'un qui lui était intimement lié.
La quantité d'indices matériels accumulés au cours de la première affaire était proprement stupéfiante. Dix dossiers, dix fichiers bourrés à craquer d'éléments de preuves, dix rapports de conclusions sur les meurtres. Une vaste littérature que Taylor avait lue de A à Z. Plus de cent cartons étaient rangés contre le mur du fond de la salle de réunion, prêts à être consultés à tout moment. Au-dessus des cartons étaient épinglées les photos des victimes : pour chacune, il y avait un portrait en buste et un agrandissement de la scène de crime. Les ressemblances d'une scène à l'autre étaient frappantes. Vingt ans, pensa Taylor. Ça fait un sacré bail! Qu'est-ce que tu as fait pendant toutes ces années, Blanche-Neige ?
Elle promena son regard autour de la pièce en s'arrêtant sur chacune des victimes pour leur rendre une sorte d'hommage silencieux. Elle faisait cela tous les jours depuis deux mois.
Le premier meurtre avait eu lieu en janvier 1986. Une jeune femme avait disparu après une soirée en ville avec des amis. On l'avait retrouvée une semaine plus tard, brutalement violée et égorgée, la bouche figée en un énorme sourire dessiné au rouge à lèvres. Elle s'appelait Tiffani Crowden et le rouge à lèvres, c'était du Chanel Rouge n° 8. Elle avait été la première victime confirmée du tueur qu'on allait surnommer Blanche-Neige. Chacune des scènes de crime suivantes serait quasi identique, même si le meurtrier ne déposait jamais les corps au même endroit.
Il y eut ensuite Ava D'Angelo, dix-huit ans, serveuse de restaurant, et Kristina Ratay, élève à la prestigieuse académie pour filles de Harpeth Hall. Fin octobre 1986, Colette Burich, employée comme nurse par une famille aisée, fut assassinée à son tour.
Au début de l'année 1987, ce fut Evelyn Santana, étudiante à Belmont et fille d'un couple de médecins respectés. A la rentrée, Danielle Séraphin et Vivienne White, deux étudiantes françaises de l'université de Nashville, furent enlevées et tuées ensemble.
En 1988, il y eut trois autres meurtres. Allison Gutierrez, Abigail McManus et Ellie Walpole. Les corps des trois filles furent retrouvés dans différents parcs aux environs de la ville.
Et puis, le tueur s'était arrêté. Pourquoi ?
Taylor reporta son attention sur la table, où s'entassaient des informations complémentaires. Sur le haut d'une pile de papiers, il y avait un élément matériel clé : la lettre envoyée par Blanche-Neige aux forces de l'ordre en 1988. Il leur expliquait qu'ils ne l'attraperaient jamais et leur conseillait gentiment « d'aller se faire foutre ». Taylor savait, sans pouvoir le justifier, qu'il y avait un détail dans cette lettre qui pouvait les aider à résoudre l'affaire. Les enquêteurs des années quatre-vingt étaient forcément passés à côté de quelque chose.
D'ailleurs, il était impératif pour elle de parler à l'inspecteur qui avait dirigé la première enquête. Il s'appelait Martin Kimball, et il avait pris sa retraite un an avant que Taylor ne rejoigne le département de police. Elle comptait glaner tout ce qu'il avait à la mémoire au sujet de l'affaire. En espérant que ladite mémoire était encore vive et intacte.
Elle avala distraitement une bouchée de sandwich au poulet. Elle voulait aussi parler au journaliste qui avait couvert la première affaire Blanche-Neige depuis le départ. Elle essayait de le joindre depuis un moment, mais il était en voyage en Europe. Il devait rentrer le lendemain, et il savait qu'elle voulait le rencontrer. Voilà deux priorités : parler à Martin Kimball puis à Frank Richardson, ancien reporter au Tennessean.
Elle posa son sandwich et ouvrit un sachet de chips.
— Bon, dit-elle, la bouche pleine, faisons le point. Pourquoi sommes-nous sûrs qu'il ne s'agit pas du premier Blanche-Neige ?
— On a déjà parlé de ça un million de fois, grommela Fitz.
— Peut-être, mais j'ai envie de tout reprendre à zéro. Alors, Fitz?
— Je le remplace, dit Marcus. Il n'a pas fini son sandwich.
Marcus lança un sourire désarmant à son collègue plus âgé, et Fitz le remercia d'un hochement de tête.
— Ouais, laissez le petit s'exprimer, railla Lincoln.
— La ferme, idiot, dit tranquillement Marcus.
Ils faisaient penser à deux frères extrêmement différents qui adorent se taquiner. Tous les quatre fonctionnaient d'ailleurs selon une dynamique familiale, qui expliquait sans doute leur efficacité exceptionnelle. Taylor dirigeait la brigade des homicides, Fitz était son second. C'était à lui que les troupes en uniforme faisaient leur rapport. Mais leur petit noyau dur de quatre personnes était responsable du taux de quatre-vingts pour cent d'affaires, classées, record inégalé par les autres services de la police de Nashville.
— Bon, dit Marcus, voilà ce dont on est sûr. Blanche-Neige était gaucher. Il égorgeait ses victimes par-derrière, en tirant sur les cheveux pour leur faire basculer la tête en arrière. Il déplaçait le couteau de droite à gauche, en tranchant d'abord la carotide externe, puis interne. La blessure était plus profonde à son extrémité gauche. Ça vaut pour toutes les victimes de la première période.
» Le nouveau tueur essaie de se faire passer pour un gaucher, mais on sait qu'il ne l'est pas. En réalité, il égorge les filles par devant Le couteau pénètre le côté droit de la gorge et va trancher les deux carotides l'une après l'autre. Mais l'entaille est plus marquée au niveau de l'entrée du couteau, non de la sortie. On peut en conclure que notre homme est droitier. »
— Oui, ce sont des différences importantes, dit Taylor en finissant les chips et en repoussant son assiette. Quoi encore ?
— On n'a pas encore les résultats ADN, mais les types sanguins correspondent. Les fibres des cordes utilisées pour attacher les victimes ne sont pas identiques. Les nœuds, en revanche, le sont. Enfin, comme chacun le sait, le premier Blanche-Neige ne laissait pas de paquets-cadeaux dans la boîte à mystère de ses victimes.
Taylor réprima un gloussement.
— La boîte à mystère ? Le terme exact te pose un problème, Marcus ?
Lincoln et Fitz explosèrent de rire en voyant leur jeune collègue rougir.
— Non, dit-il, c'est juste que je déteste ce mot. Il sonne tellement, tellement... bref. Le premier tueur n'introduisait pas de coupures de presse dans le vagin de ses victimes. Ça va, comme ça?
— Beaucoup mieux. Continue.
— La toxicologie des trois premières victimes de la nouvelle série montre une forte concentration de Rohypnol et d'alcool dans le sang. En gros, elles ont toutes bu des boissons trafiquées. Ça non plus, le premier Blanche-Neige ne le faisait pas.
Taylor sortit un papier de la pile devant elle.
— Les analyses ont donné les mêmes résultats pour Giselle. Il les soûle et les drogue pour qu'elles baissent leur garde.
— Ouais, dit Fitz. J'étais en uniforme à l'époque des premiers meurtres. Je me souviens qu'aux homicides, on disait que le tueur était un beau parleur, qu'il embobinait les filles pour qu'elles le suivent. Tous les rapports disaient qu'il les avait approchées dans un environnement familier, où elles se sentaient en confiance. Aujourd'hui, les filles sont plus méfiantes. Il en faut davantage pour les convaincre de partir avec un inconnu.
— Et maintenant, dit Taylor en hochant la tête, on a la composition de cette pommade qu'il leur met sur le visage. De l'arnica, de l'encens et de la myrrhe. Qu'est-ce que vous dites de ça ?
— Je dis qu'on a affaire à un fanatique religieux, déclara Lincoln. Il y a les références bibliques : quand les rois mages sont allés voir l'enfant Jésus, il lui ont apporté de l'or, de l'encens et de la myrrhe. Les Romains utilisaient la myrrhe pour masquer l'odeur des cadavres. J'ai regardé ce qu'on en fait aujourd'hui : du parfum, des anti-inflammatoires, des traitements homéopathiques anti-cholestérol, et ainsi de suite. Mais l'utilisation la plus courante, c'est dans les églises et les synagogues.
— Lincoln a raison, il y a sans doute un élément mystique là-dessous, dit Taylor. Si on résume tout ce qu'on vient de dire, quelle est votre impression générale?
— Peut-être qu'il a cessé de tuer, à l'époque, parce qu'il avait entendu l'appel de Dieu, dit Marcus. Il a pu vouloir prendre la voie inverse, se repentir. Peut-être même qu'il est devenu prêtre ! Et puis, d'un coup, il a explosé et il a recommencé à tuer.
Tous restèrent un instant silencieux, réfléchissant aux conséquences de cette théorie.
— Si seulement on avait les résultats ADN, dit Fitz, on pourrait être certain d'avoir affaire au même tueur ou pas.
— Je sais, Fitz, dit Taylor. Maintenant que Baldwin est sur l'affaire, il va mettre la pression à Quantico pour qu'ils fassent passer les analyses en priorité.
— Et Price, il revient quand? demanda Lincoln.
— Ce soir, normalement. Baldwin lui a envoyé l'avion du FBI. Revenons-en aux faits, si vous voulez bien... J'aimerais qu'on parle du rouge à lèvres. La plaie sur la gorge de Giselle Saint-Clair était entourée de rouge à lèvres rouge vif. On n'a pas encore les résultats, mais on peut supposer qu'il s'agit de la marque habituelle, du Chanel Rouge n° 8. Pour autant qu'on sache, c'est la première fois qu'il fait ça. On dirait que c'est aussi la première fois qu'il tue sa victime sur place. Pourquoi ? Des idées ?
— À la base, il y a forcément une pathologie derrière le rouge à lèvres, dit Marcus. Quelque chose dans le passé de Blanche-Neige qui le pousse à défigurer ses victimes, à transformer leur apparence. Il y a peut-être un rapport avec sa mère. Mais le nouveau tueur ne fait qu'imiter le premier. A mon avis, le rouge à lèvres sur la gorge de Giselle veut juste dire « C'est moi qui l'ai fait ».
—- C'est un bon début, Marcus. Mais pourquoi n'aurait-il pas fait la même chose aux trois premières ?
— Il doit se douter qu'on a pigé le truc. On a eu le temps de faire des analyses ADN, de comprendre qu'il était droitier, de conclure qu'on avait affaire à un imitateur. Tout ça, il s'en doute, et il est prêt à sortir de l'ombre de Blanche-Neige, à revendiquer ses propres crimes.
Lincoln tendit un doigt vers son collègue.
— Ouais. Mais tant qu'on n'a pas ces foutues analyses ADN, on ne peut pas être certain qu'il ne s'agit pas du tueur d'origine. On sait que ces types peuvent rester en sommeil pendant des années, se construire des vies normales au sein de leur communauté locale. Ça pourrait être le cas ici. S'il s'agit du tueur original, qu'est-ce qui l'a fait rebasculer ? Pourquoi a-t-il recommencé à tuer ?
— Les trucs habituels, dit Taylor. Un choc émotionnel, une perte... Je suis ouverte à toutes vos idées.
Personne ne répondit. Fitz commença à écraser lentement dans son poing l'emballage de son sandwich.
— O.K., reprit Taylor, on va en rester là pour l'instant. Concentrez-vous sur Giselle Saint-Clair. Je veux savoir où elle était, ce qu'elle faisait là, pourquoi elle a été choisie. Le tueur savait-il qu'elle était la fille d'une célébrité, ou a-t-il frappé au hasard ? Et tout le reste. On se reparle cet après-midi. Moi, je vais demander à Baldwin d'essayer de faire accélérer le mouvement au niveau des résultats ADN.
Elle se leva, partit vers la porte, puis se retourna.
— Tu sais quoi, Fitz ? J'ai envie d'aller parler à Martin Kimball tout de suite, plutôt que d'attendre demain. Tu serais prêt à m'accompagner dans une demi-heure ?
— O.K. On se retrouve sur le parking.
Ils s'éparpillèrent en se lançant quelques dernières piques. Ils formaient tous les quatre une équipe solide, confiante en sa capacité à résoudre cette affaire et à neutraliser au plus vite ce détraqué. Taylor regarda les autres s'éloigner avec un sentiment de fierté et un espoir renaissant. C'étaient ses hommes, et elle les aimait.
Fitz prit le volant. Il voulait tester le nouveau véhicule de Taylor ; il mit le pick-up en mode quatre roues motrices et s'enfonça dans les rues verglacées.
Ils parlèrent à bâtons rompus de l'affaire Blanche-Neige et du mariage de Taylor. Avec Fitz, elle pouvait toujours être franche. Il représentait pour elle une figure plus paternelle que son père biologique. Avec lui, elle n'avait pas besoin de se construire une image, de s'inquiéter d'avoir sous son commandement un homme plus âgé qu'elle. Fitz approchait doucement de la soixantaine ; récemment, il avait commencé à parler de retraite anticipée. Taylor espérait que cette visite à Martin Kimball l'en dissuaderait. Avec un peu de chance, l'ancien flic serait déprimé et mort d'ennui, et cela inciterait Fitz à rester un peu plus longtemps avec eux.
Ils se garèrent devant une petite villa dans le quartier de Granny White Pike. Le terrain devait valoir au moins 500000 dollars, la villa moins de la moitié. Les maisons de part et d'autre de celle de Kimball avaient été rasées et remplacées par des monstruosités pseudo-Tudor à gauche, néo-classiques à droite. Dans les deux cas, les pelouses exiguës avaient été transformées en jardins paysagers ultra-prétentieux, et les allées étroites garnies de hauts portails en fer forgé. Le quartier était en pleine expansion, et la maison des Kimball, qui était de celles dessinées à l'origine pour cette zone, paraissait déplacée au milieu de ses fastueuses voisines.
Les Kimball, cependant, ne semblaient pas s'en être aperçus. Des décorations lumineuses couvraient chaque centimètre carré de la façade. Sur la porte, il y avait une guirlande de feuillage vert festonnée de rubans rouges. L'allée qui menait jusqu'à la porte avait été soigneusement déblayée et saupoudrée de gravier à l'intention des visiteurs. Taylor et Fitz frappèrent à une porte fraîchement repeinte en rouge vif.
Elle s'entrouvrit pour laisser passer un petit visage qui leur arrivait au niveau des genoux.
— Joyeux Noël, et bienvenue chez les Kimball. Qu'est-ce que je peux faire pour vous?
Taylor se retint de rire. L'enfant n'avait pas plus de sept ou huit ans, mais c'était déjà un sacré personnage.
— On voudrait parler à ton grand-père.
— Vous avez rendez-vous avec lui ?
— Il est au courant, oui.
Taylor posa un genou à terre pour regarder la fillette dans les yeux.
— Je m'appelle Taylor ; lui, c'est Fitz. Et toi, comment tu t'appelles ?
— Sabrina.
La petite fille lui tendit la main. Taylor la serra d'un air grave. Sabrina hocha la tête, comme si Taylor venait de réussir une épreuve, puis elle leur ouvrit la porte en grand.
A l'intérieur, une atmosphère chaleureuse et douillette régnait. Un bon feu crépitait dans la cheminée et les décorations abondaient — guirlandes de pop-corn et de canneberges, de papier découpé, de feuillages et de baies. Sabrina les conduisit vers la cuisine, d'où émanait un parfum de pain d'épices et de tarte au potiron.
— Papy, mamie, voilà Taylor et son ami Fitz. Il paraît qu'ils ont rendez-vous avec toi, papy. Qu'est-ce que t'en dis?
Martin Kimball se tourna vers sa petite-fille, le regard étincelant d'amusement. Il prit l'enfant et la hissa dans ses bras, puis il sourit à Fitz et salua Taylor d'un hochement de tête.
— Eh bien ! dit-il. Si ce n'est pas ce bon vieux Pete Fitzgerald et son ravissant lieutenant ! Vous voulez manger quelque chose ? On a toutes sortes de tartes, et on est en train de faire une maison en pain d'épices avec Sabrina. Vous voulez nous donner un coup de main?
Fitz prit un air mélancolique. Taylor savait que son amour des sucreries le déconcentrait. Si la retraite signifiait une belle maison confortable, une famille heureuse, et une farandole de desserts, ce n'était pas si mal, après tout. Mais Fitz ne s'était jamais marié, il n'avait pas ce genre de structure pour le soutenir.
— J'aimerais bien, Marty. Mais on a besoin de te parler. On pourrait se mettre dans un endroit tranquille ?
— Bien sûr. On va s'installer dans le bureau. Ma chérie, je te laisse.
Il remit l'enfant à son épouse, une femme au sourire chaleureux, aux pommettes roses et au menton replet.
— Ne sois pas trop long, Marty. Le pain d'épices est presque prêt
Il déposa un baiser sur le front de sa femme, caressa les cheveux de la fillette et fit signe aux deux policiers de le suivre. A l'autre bout de la cuisine, une porte battante donnait sur un couloir. La première porte à droite ouvrait sur un petit bureau. Sur le haut des murs, une frise ornée de locomotives bleues et blanches indiquait que la pièce avait été une chambre d'enfant. Un canapé moelleux, couleur chocolat, faisait face à un bureau en merisier et à deux fauteuils de grand-père. Trois cartons usés étaient posés sur le bureau, contenant manifestement des dossiers personnels tels qu'en conservent tous les inspecteurs de police à la retraite.
Taylor et Fitz s'installèrent sur le canapé, Kimball s'assit au bord du bureau. Taylor en profita pour mieux l'observer.
Ses cheveux gris étaient coupés en brosse très courte. De grandes poches sous ses yeux lui donnaient un air triste.
Ses vêtements l'inscrivaient clairement dans la catégorie des retraités. Il n'était pas vieux, mais il n'essayait pas non plus de se faire passer pour plus jeune que ses soixante-quatre ans.
Taylor l'imaginait en jeune homme timide aux oreilles en feuilles de chou et au sourire tristounet. La retraite lui avait apporté une certaine sérénité, mais les années de travail restaient gravées sur son visage. Il en avait trop vu, avait été le témoin de crimes trop affreux pour garder un visage lisse et insouciant.
Selon Fitz, Kimball avait été le spécialiste des détails dans l'ancienne unité des homicides, sensible à la moindre nuance, à la moindre particularité d'une affaire. C'était aussi l'homme au physique ingrat, sans prétention, à qui les victimes se confiaient et à qui les criminels avouaient leurs méfaits.
Adossé à son bureau, il attendait que ses visiteurs prennent la parole. Comme au bon vieux temps des interrogatoires, pensa Taylor. En général, forcer les confidences ne servait à rien. Kimball lui faisait décidément très bonne impression.
— Monsieur Kimball, dit-elle, on aimerait vous parler de l'affaire Blanche-Neige. La première. On est à peu près certains que les nouveaux meurtres sont l'œuvre d'un imitateur, et vous êtes le mieux placé pour nous le confirmer. On n'a pas encore reçu les analyses ADN, mais vous connaissez le tueur. Vous pouvez peut-être nous donner votre avis.
— Je vois.
Kimball passa derrière eux et ferma la porte. Ce n'était pas la peine d'effrayer sa petite-fille. Fitz se leva et parcourut les rayonnages de livres en sifflotant distraitement.
Kimball se rassit au bord du bureau.
— Que voulez-vous savoir? Mais laissez-moi d'abord vous poser une question. Qu'est-ce qui vous fait penser qu'il s'agit d'un imitateur?
— Pour commencer, la forme des blessures ne correspond pas. Le premier Blanche-Neige était gaucher, tous les rapports d'autopsie le confirment. Notre nouveau tueur ressemble à un droitier qui essaie de se faire passer pour un gaucher. Il égorge les filles de face plutôt que par derrière. Il y a deux autres grandes différences : il introduit des coupures de presse dans leur vagin, et il applique une sorte de pommade sur leurs tempes. Apparemment, il s'agit d'une émulsion d'arnica qui contiendrait aussi de l'encens et de la myrrhe. Pour l'instant, on envisage une sorte de rituel mystique.
— Et au niveau des cheveux ?
— Les cheveux du tueur? On n'en a pas trouvé.
— Non, je veux dire... les nouvelles victimes n'ont pas eu des cheveux arrachés à la racine?
Taylor et Fitz échangèrent un regard.
— Non, répondit Fitz. En tout cas, on ne l'a pas repéré.
Kimball se retourna vers son bureau et mit une paire de lunettes de lecture à montures dorées. Puis il ouvrit un carton et feuilleta les dossiers qu'il contenait. Enfin, il choisit une chemise en kraft sur laquelle était écrit Photos.
Il en sortit un tirage et le tendit à Taylor.
— Ça, c'est l'arrière du crâne de Vivienne White. Vous voyez cette petite zone dénudée ? A l'époque, on s'était dit qu'il devait leur tirer la tête en arrière avec une telle force qu'il leur arrachait les cheveux à la racine. En tout cas, on a trouvé la même chose sur les dix victimes. Un trou dans l'implantation des cheveux, juste au-dessus de la nuque. Je n'ai pas le souvenir de cette pommade dont vous parlez, mais les cheveux, c'était un élément important.
— Ce n'est pas dans le dossier, dit Taylor en plissant les lèvres.
Elle regarda Kimball ; une idée déplaisante faisait son chemin en elle. Elle n'avait aucune envie de le croire capable du pire, mais ce genre de choses s'était déjà vu.
— Kimball, savez-vous quelque chose à ce sujet ? Nos dossiers sont-ils incomplets ?
— Je ne peux pas répondre à cette question. Vous savez comment ça se passe. Au fil des années, des éléments se perdent. Cette affaire remonte à vingt ans. Mais j'ai sorti mes dossiers personnels du garage, au cas où. Si vous voulez y jeter un coup d'oeil, pas de problème. Vous pourrez toujours les comparer avec les vôtres.
— Merci beaucoup, Kimball.
Il fit le tour du bureau, s'installa sur son fauteuil en cuir, sortit une pipe et commença de la bourrer. L'odeur du tabac évoqua pour Taylor l'image de son grand-père. Elle l'avait à peine connu, mais quand elle se regardait dans la glace, elle voyait la ressemblance, et quand elle sentait la colère bouillonner en elle, elle savait que cela aussi lui venait de son aïeul.
— Vous vouliez peut-être me demander autre chose?
Taylor sourit. L'ancien policier était toujours aussi vif d'esprit.
— Oui. Qui l'a surnommé Blanche-Neige ?
Kimball sourit à son tour, puis s'avança vers la bibliothèque. Du bout des doigts, il parcourut les tranches des livres en partant du bas, et s'arrêta sur un vieux livre dont la couverture était presque en lambeaux.
— J'ai bien peur que ce ne soit moi. Stacy, la mère de Sabrina, était une petite fille à l'époque du premier meurtre. Je lui faisais la lecture tous les soirs, même quand je travaillais de nuit. Je lui lisais une histoire, elle s'endormait, puis je partais travailler.
Il tapotait des doigts contre la tranche du livre. Taylor vit que le bord des pages était doré.
— Voici ce que je lui ai lu le soir du premier meurtre. Il y avait beaucoup de neige, je m'attendais à ce que la nuit soit calme. Ça n'a pas été le cas. On nous a envoyés sur un parking derrière le Chute Complex, là où il y a les bars homo. Vous voyez l'endroit dont je parle, près de la Franklin Road ? Depuis, ça s'est beaucoup construit.
Taylor hocha la tête.
— C'est là qu'on a trouvé Tiffani Crowden. Quand je suis arrivé, je l'ai vue étendue dans la neige, et l'histoire que je venais de lire m'est revenue à l'esprit.
Il n'eut pas besoin de marque-page ; le livre parut s'ouvrir tout seul à la bonne page.
— « Cela se passait en plein hiver, lut-il, et les flocons de neige tombaient du ciel comme un duvet léger. Une reine était assise à sa fenêtre encadrée de bois d'ébène et cousait. Tout en tirant l'aiguille, elle regardait voler les blancs flocons. Elle se piqua au doigt et trois gouttes de sang tombèrent sur la neige. Ce rouge sur ce blanc faisait si bel effet qu'elle se dit : Si seulement j'avais un enfant aussi blanc que la neige, aussi rose que le sang, aussi noir que le bois de ma fenêtre ! Peu de temps après, une fille lui naquit; elle était blanche comme la neige, rose comme le sang et ses cheveux étaient noirs comme de l'ébène. On l'appela Blanche-Neige. Mais la reine mourut en lui donnant le jour. »
Kimball referma l'album et s'éclaircit la gorge. Taylor avait des frissons partout. Pendant quelques instants, personne ne parla. Enfin, l'ancien enquêteur tendit le livre à Taylor. Les Contes des frères Grimm. Elle l'examina un instant, puis le lui rendit.
— Il était à moi quand j'étais enfant, dit Kimball.
— Vous croyez que le tueur a voulu recréer les scènes du conte?
— C'est l'hypothèse la plus évidente. Mais j'ai toujours pensé qu'il y avait autre chose. La haine, la concupiscence, le désir de pouvoir sont d'excellents mobiles. Mais comment un tueur en série développe-t-il son mode opératoire ? Peut-être que la mère de Blanche-Neige lui lisait des contes avant de partir au travail. Peut-être qu'il les lisait lui-même à quelqu'un qu'il a perdu. A la base de ces crimes, il y a toujours un désir d'atteindre l'inaccessible. Mais on n'aura le fin mot de l'histoire que si vous le coincez et lui posez la question.
— Je peux vous parler de la lettre ?
— Bien sûr. Rien ne vous échappe, hein ?
Taylor encaissa le compliment en se rendant compte qu'elle se serait plu à travailler avec cet homme, si elle en avait eu l'occasion.
Il fit rougeoyer le tabac de sa pipe.
— Cette foutue lettre. Je vous jure, on a passé des semaines dessus. On n'avait pas accès aux outils d'analyse pointus d'aujourd'hui, mais on a quand même découvert pas mal de choses. D'abord, elle était tapée à l'ordinateur. En soi, c'était déjà un gros indice. A l'époque, les ordinateurs n'étaient pas très répandus, et les imprimantes, encore moins. On a pu savoir qu'elle avait été tapée sur un IBM 8580, PS/2 Model 80 386, un des tout premiers portables, et imprimée sur une Hewlett-Packard Deskjet.
Fitz secoua la tête, incrédule.
— Tu as encore les références en tête ?
— Oui.
Taylor commençait à comprendre la réputation de Kimball en tant que spécialiste des détails.
— Une imprimante haut de gamme, en plus. A sa sortie, elle coûtait dans les mille dollars. On a facilement identifié le propriétaire, un certain Burton Mars, de Green Hills. La lettre avait été tapée sur son ordinateur et imprimée sur son imprimante.
Burt Mars. Taylor le connaissait ; c'était un ami de ses parents. Un expert-comptable, si elle se souvenait bien.
— Mais ce n'est pas Mars qui l'avait écrite ?
— On n'a jamais pu prouver que c'était lui. Et je ne l'ai jamais cru coupable des meurtres. Il en paraissait tout simplement incapable. Pour escroquer l'Oncle Sam, il était doué, mais pour le reste On a toujours pensé qu'il s'agissait d'un de ses clients. Quelqu'un qui avait accès à son bureau.
— Pourquoi pas un de ses employés ?
— Parce que le tueur était quelqu'un d'aisé. Mars payait bien son personnel, mais enfin, ses employés n'avaient pas les ressources financières de Blanche-Neige. Non, c'était certainement un client de Mars. Quelqu'un qui payait les autres pour s'occuper de ses affaires.
— Qu'est-ce qui vous fait penser qu'il était aisé ?
— Sa chevalière.
— Quoi?
— Sa bague. Ne me dites pas que ce n'est pas dans le dossier, ça non plus ?
— Je n'en ai jamais entendu parler. Et toi, Fitz ?
— Moi non plus.
— On l'a trouvée sur une des dernières scènes de crime. Voyons, celle d'Ellie Walpole, il me semble. En soulevant le corps, on l'a trouvée accrochée dans ses cheveux. Une grosse bague en or avec des volutes sur les côtés et un F sur le dessus. Juste un F, rien d'autre. On a passé les fichiers de Mars au peigne fin, interrogé jusqu'au dernier de ses clients dont le nom ou le prénom commençait par un F. Ça n'a rien donné. Evidemment, la bague pouvait appartenir au grand-père, au cousin ou même à un copain du tueur. Elle avait l'air ancienne, en tout cas, comme si elle avait été transmise de génération en génération.
— Ça, dit Taylor, ce n'est pas dans le dossier. J'en suis certaine. J'ai personnellement passé en revue tous les indices matériels, il y a trois semaines. Je n'ai pas vu de chevalière. Et je n'ai rien lu non plus au sujet des clients de Mars que vous avez interrogés.
— Ecoutez, à l'époque, tout ça était dans le dossier. Ces rapports, je les ai vus de mes propres yeux. J'en ai d'ailleurs rédigé un bon nombre. Je commence à avoir l'impression que vous n'avez pas toutes les cartes en main.
Taylor regarda Fitz. Ils avaient un vrai problème.
Kimball tira une dernière bouffée sur sa pipe, la vida dans un cendrier en terre cuite de fabrication amateur, puis se leva.
— Je vous prête mes dossiers si vous me promettez de les rapporter en bon état. Maintenant, si ça ne vous ennuie pas, je vais retourner avec Sabrina. On n'a pas l'occasion de la voir aussi souvent qu'on aimerait, et elle grandit trop vite. Bientôt, elle n'aura plus aucune envie de faire des maisons en pain d'épices avec son papy, si vous voyez ce que je veux dire.
Fitz prit deux cartons, Taylor le troisième. Kimball les reconduisit vers la cuisine. Sa femme et Sabrina posèrent des cookies emballés dans du papier aluminium sur le dessus des cartons. L'ancien enquêteur les raccompagna jusqu'à la porte et les regarda s'éloigner avec son sourire triste.
Taylor mesurait moins d'un mètre de haut ; elle rentrait parfaitement dans l'espace entre la balustrade et la dernière marche de l'escalier. Dissimulée derrière une colonne dorique, elle observait le bal qui se déroulait à l'étage en dessous. Il lui semblait qu'il y avait des centaines d'invités portant des déguisements plus fantasques les uns que les autres. C'était le traditionnel bal masqué que ses parents organisaient pour la Saint-Sylvestre, mais ce devait être la première fois qu'il se déroulait dans la nouvelle maison.
La musique était forte, les danseurs tournoyaient comme des marionnettes. Des serveurs en costume noir faisaient circuler de grands plateaux de coupes de Champagne qui disparaissaient à toute vitesse.
Une femme au visage poudré, portant une immense perruque à la Marie-Antoinette et une mouche dessinée au coin de la bouche, tomba lourdement assise sur la première marche de l'escalier, exactement quarante-sept marches plus bas. La mère de Taylor était déguisée en Marie-Antoinette, mais ce n'était pas elle. Taylor sentit l'escalier vibrer, et respira les vapeurs d'alcool qui montaient de l'inconnue, mélangées à une odeur poudreuse et musquée.
Trois personnes se précipitèrent vers la malheureuse, mais elle les repoussa en riant. Des serveurs vinrent l'aider à se relever et elle partit en se dandinant, sa robe oscillant d'un côté à l'autre.
Il y eut quelques instants de calme, puis la mère et le père de Taylor apparurent dans son champ de vision, accompagnés de quelques autres personnes.
Les femmes minaudaient entre elles, mais les hommes, rendus expansifs par l'alcool, parlaient très fort.
— Win Jackson, lança un homme brun, tu as fait un pacte avec le diable !
Un homme aux cheveux couleur de sable, portant des lunettes à grosses montures noires, tapa son père sur l'épaule.
— Sans blague, Win, on se croirait à Manderley ! Qu'est-ce que tu as fait dans ta dernière vie pour avoir autant de chance ? Le juge aurait mieux fait de te mettre derrière les barreaux...
— Manderley ? dit Win en riant. Il manquerait plus qu'on ait le feu à la baraque ! Kitty me tuerait.
Ils continuèrent à se railler et à se défier l'un l'autre jusqu'à ce que la gouvernante de Taylor la retrouve, l'extirpe de sous la balustrade et la rapatrie dans sa chambre.
Taylor ferma les yeux en essayant de revoir le moment exact où l'un des hommes s'était tourné et...
— Taylor ! Bon Dieu ! Fais gaffe !
Elle ouvrit les yeux, et fut surprise de voir la route devant elle. Ses mains se trouvaient sur le volant du pick-up, et une petite voiture dérapait sur une plaque de glace en fonçant droit vers elle. Elle braqua à droite et contourna la voiture, laquelle se redressa, ralentit et s'éloigna dans le rétroviseur.
Il y a quelque chose, pensa-t-elle. J'ai eu un déclic. Mais déjà le souvenir se dissipait dans la blancheur de la neige.